- AMADO (JORGE)
- AMADO (JORGE)Pour d’innombrables lecteurs, l’œuvre de ce romancier, traduite en plus de quarante langues, est devenue synonyme de Brésil. Ce succès lui vient d’un talent de conteur incomparable, qui est la clef de l’unité d’une production dont les accents ont évolué durant un demi-siècle de création. Depuis les récits nerveux et lyriques, directement impliqués dans le débat politique des années trente, jusqu’aux histoires récentes, luxuriantes et débordantes d’humour et de sensualité, Amado donne la parole au peuple de Bahia. L’enracinement dans une terre de métissage racial et culturel, le foisonnement de personnages savoureux, la trame implacable ou fantaisiste de leurs combats ou de leurs aventures nourrissent une vision à la fois engagée, amusée et attendrie des passions humaines.La voix d’un peupleUn père ensanglanté tombe de son cheval en protégeant son enfant : telle est la scène fondatrice de la vie du romancier Jorge Amado, né à Itabuna dans l’État de Bahia en 1912. En effet, la conquête violente des terres du cacao, cadre de sa petite enfance, traverse son œuvre depuis Le Pays du carnaval , passant par Tocaia Grande jusqu’à L’Invitation à Bahia . Cet enracinement va de pair avec la découverte de la littérature. Jeune homme, Amado part pour la ville de Salvador, l’ancienne capitale du pays alors en décadence par rapport à sa splendeur passée. Là, il fait ses premières armes de journaliste; militant communiste, il s’engage dans la voie du roman prolétarien. Dès 1931, Amado s’installe à Rio de Janeiro où son premier roman publié, País do carnaval , est bien reçu. Tout en étudiant le droit, il continue à écrire, et son second roman, Cacau , saisi par la police de la dictature de Getulio Vargas, lui vaut un grand succès. Dorénavant, sa vie d’écrivain demeure indissociable de sa trajectoire politique. Membre actif de l’Aliança nacional libertadora à partir de 1935, il est mis en prison à diverses reprises (en 1936 et en 1937) et doit s’exiler en Amérique du Sud à partir de 1941. En 1945, sous un nouveau régime, il est élu député fédéral communiste, mais son mandat sera interrompu en 1948 du fait de la dissolution du parti.Jorge Amado, qui vit d’abord à Paris puis à Prague, reçoit en 1951 le prix Staline. En 1952, il peut regagner définitivement le Brésil. Progressivement, il s’écarte du parti, et ses romans de plus en plus populaires lui valent d’être élu à l’Académie brésilienne en 1961. Depuis lors, il est devenu le symbole vivant de l’écrivain porteur de la voix de son peuple. Cela ne l’empêche pas de continuer à construire une œuvre régionaliste qui a su gagner une dimension universelle grâce au charme envoûtant des récits exotiques, à la vision politique qui la sous-tend, et à l’ouverture de son auteur sur le monde.Le roman engagéRoman encore immature, País do carnaval (1931) exprime les angoisses d’une génération qui s’est reconnue dans le jeune Paulo Rigger. Cet intellectuel d’éducation européenne renonce à transformer la réalité brésilienne après avoir dénoncé le carnaval comme une forme de fuite face à une situation sociale souvent insoutenable. Les deux œuvres suivantes, Cacao (Cacau , 1933) et Suor (1934), qui ont pour protagonistes des petites gens exploités de l’État de Bahia, laissent prévoir quelles seront les deux faces de la fiction amadienne: le roman rural et le roman urbain. La vision manichéenne qui caractérise les personnages de ces «documents», dans lesquels les militants généreux préparent la révolution prolétarienne, est compensée par le débordement de vitalité, la générosité des personnages, et par la saveur d’une langue nourrie d’oralité. La poésie habite ces romans chargés d’humanité.Avec Bahia de tous les saints (Jubiabá , 1935), «journal d’un Noir en fuite», Amado met en valeur la présence africaine au cœur de la ville de Salvador. Le petit orphelin, Antônio Balduíno, qui «errait librement sur le morne, ignorant encore la haine et l’amour, pur comme un animal, n’ayant d’autre foi que ses instincts», est fasciné par le sorcier Jubiabá. Un jour, il comprendra que ce dépositaire était le dernier gardien de la liberté du peuple. Comment «retrouver le chemin de la maison»? Telle est la quête lancinante de ce mauvais garçon très populaire qui découvre la solidarité du combat politique.Amado oscille alors entre la valorisation de la matière sociale avec Capitaines de sable (Capitães da areia , 1937), qui évoque le drame des enfants marginaux, et la manière poétique qui s’exprime avec le plus de lyrisme à propos des pêcheurs dans Mar morto (1937). Ces deux tendances s’allieront avec efficacité dans Terre violente (Terras do sem fim , 1942) qui complète le cycle inauguré par Cacau . Écrivant un véritable «roman historique», Amado a su donner au récit de la conquête des «terres nègres du cacao» un souffle épique qui dépasse ainsi son projet «d’enregistrer, avec impartialité et passion, le drame de l’économie du cacao». Le diptyque que constituent Terre violente et La Terre aux fruits d’or (São Jorge de Ilhéus , 1944) illustre le «réalisme socialiste» à la brésilienne.Amado revient inlassablement sur la dénonciation politique et réinterprète le messianisme mystique des habitants du sertão dans Les Terres du bout du monde (Seara Vermelha , 1946) qui montre le drame des travailleurs «jetés hors de la terre par le latifundium et la sécheresse, expulsés de chez eux, sans travail, et qui descendent vers São Paulo», la terre promise du Sud industriel. La trilogie Os Subterrâneos da liberdade (1951-1954) marque le paroxysme d’une littérature engagée devenue explicitement partisane.L’ensemble de ces romans de dénonciation sociale s’inscrit dans un courant régionaliste du Nordeste, «polygone de la sécheresse», dont les principaux représentants sont José Américo de Almeida, Graciliano Ramos, José Lins do Rêgo et Rachel de Queiroz. L’expérimentation esthétique de la génération des écrivains modernistes du Sud, qui les a précédés, leur a ouvert la voie de l’utilisation littéraire de la langue parlée afin de rendre compte de la culture même du peuple. Amado crée avec liberté, les images fécondent sa prose souvent scandée selon le rythme de la littérature de colportage du Nordeste. Avec la langue, Amado explore également l’imaginaire populaire et ses symboles syncrétistes afro-brésiliens. Ainsi dans Mar morto , la déesse de la mer, Yemanja, devient la figure emblématique des espérances politiques, tout comme le leader communiste Luis Carlos Prestes est assimilé à saint Georges, qui représente le dieu de la Guerre dans Le Chevalier de l’espérance (O Cavaleiro da esperança , 1942).La saveur de l’humourLa critique a voulu distinguer deux phases de la fiction amadienne: avant et après Gabriela, girofle et cannelle (Gabriela, cravo e canela , 1958), opposant ainsi le réalisme social et poétique du début à la kermesse bahianaise d’une seconde période. À vrai dire, l’unité prédomine dans l’œuvre, même si la préoccupation politique et le drame marquent les premiers romans, tandis que l’humour et la satire sociale colorent les ouvrages plus récents.De fait, Gabriela incarne la joie de vivre, l’état d’innocence, la sensualité d’une mulâtresse qui a le parfum de l’œillet et le teint de la cannelle. Parce qu’elle est faite pour la liberté, elle ne sera pas la chose de Nacib, l’homme qui l’a recueillie et l’a prise pour femme. Dans ce roman, Amado n’abandonne pas pour autant l’argumentation politique: au contraire, il annonce le «crépuscule» des grands propriétaires terriens.La capacité de création d’images de ce conteur d’histoires va s’amplifier avec le désir de dégager les aspects plaisants et insolites du réel. Os Velhos Marinheiros (1961) accentue ce parti pris. Dans le premier récit «Les Deux Morts de Quinquin-la-Flotte», Quincas, un fonctionnaire banal et père de famille conventionnel de la petite bourgeoisie, a choisi la vie de bohème. Il est comme mort pour les siens. Lorsqu’il vient à mourir pour de bon, la famille essaye en vain de récupérer son cadavre, veillé par ses nouveaux compagnons qui l’entraînent dans des aventures fascinantes. La critique sociale s’est métamorphosée en satire malicieuse et picaresque. Le registre épique impliquait une vision tranchée des personnages bons et méchants, mais ce manichéisme est ici dépassé par la «carnavalisation» de la société. Cette distance parodique et fantaisiste se retrouve dans le second récit du Vieux Marin , «Toute la vérité sur les fameuses aventures du commandant Vasco Moscoso de Aragão, capitaine au long cours».La magie de la vie quotidienne des Noirs et des Métis oriente le roman Les Pâtres de la nuit (O Pastores da noite , 1964). Un bon vivant, Martim, est devenu l’esclave d’une femme fatale, Marialva. Ils se marient. Mais la ville de Salvador va rendre à Martim sa liberté. Dans une autre nouvelle vécue par les mêmes personnages, un baptême catholique devient le lieu de la manifestation des divinités venues d’Afrique, les orishas .Dans la même veine, Amado écrit Dona Flor et ses deux maris (Dona Flor e seus dois maridos , 1966). L’héroïne, devenue veuve prématurément, se marie avec un bourgeois profondément ennuyeux. Fort heureusement, son coquin de premier mari réapparaît dans sa vie trop rangée. Le peuple de Bahia demeure au centre de cet univers fictionnel dans lequel s’effacent peu à peu les aspérités de l’engagement partisan.Désormais, Amado joue avec ses personnages: après les deux maris antagonistes de Dona Flor et les deux morts de Quinquin-la-Flotte, il nous raconte la double vie de Pedro Archanjo. Un érudit américain révèle l’importance des recherches de ce mulâtre, ancien bedeau aux mœurs dissolues, mort dans l’anonymat quelques années auparavant. Pour célébrer ce héros national, ses compatriotes se croient obligés de réécrire une biographie officielle respectant les convenances bourgeoises et masquant ses luttes pour la reconnaissance des cultes afro-brésiliens par la société de Bahia. Ce carcan ne saurait contenir un être aussi dérangeant ni sa Boutique aux miracles (Tenda dos milagres , 1969).Puis, Amado enrichit sa galerie de «femmes-héros» avec Tereza Batista (Tereza Batista cansada de guerra , 1972). Gabriela incarne la liberté joyeuse qui ne se laisse pas dominer par les hommes, tandis que Tereza Batista, orpheline vouée par sa condition à la prostitution, mobilise ses compagnes d’infortune pour soigner les victimes d’une épidémie de variole. Le corps de Tereza Batista est à la fois célébré et bafoué: Tereza des sept soupirs, Tereza aux mains de velours, Tereza chasse la peur. L’héroïne du roman suivant, Tiéta d’Agreste (1977, maîtrise davantage son sort. Cette femme éblouissante, à la fois tenancière d’un bordel de luxe à São Paulo et bienfaitrice de sa bourgade natale d’Agreste, prend la tête d’un mouvement contre l’installation d’industries chimiques sur la côte de Bahia. Ces mulâtresses provoquantes donnent aux longs romans de cette période tout leur piquant.La dimension politique redevient prioritaire dans une «fable» rocambolesque, La Bataille du Petit Trianon (Farda, Fardão, Camisola de dormir , 1980). Dans Tocaia Grande (1984), Amado écrit la saga non officielle d’une ville, Irisopolis, depuis sa genèse anarchique jusqu’à son institutionnalisation. Le Libanais maronite, Fadul Abdala, personnage ambigu, représente l’un des éléments ethniques du melting pot brésilien qui brasse Indiens, Noirs et Blancs de multiples provenances. Après l’euphorie et les luttes des débuts utopiques, viennent les lois, l’armée et la religion, l’aventure s’achève: «L’inondation et la peste, on a pu s’en tirer; la loi, rien à faire: tout le monde y est passé.»Chez Amado, le pittoresque du quotidien est toujours vu de l’intérieur, avec le recul de l’humour qui permet au lecteur de devenir le complice d’un univers magique dominé par la présence des orishas . Le folklore et même la valorisation des mythes ne coupent pas les romans amadiens des problèmes contemporains. Ils disent les racines, ils chantent le peuple, ils prônent un combat qui ne se départit jamais de la joie et de la sagesse brésiliennes.
Encyclopédie Universelle. 2012.